Les Roms à la niche
Depuis plus de dix ans, l'écrivain
italien Antonio Tabucchi s'indigne de voir les droits des Tziganes
bafoués dans son pays. Le Monde Magazine lui a demandé de réagir à la
politique d'expulsions menée par le gouvernement français.
L'initiative
de M. Sarkozy d'expulser les Roms de France peut être lue comme le
prolongement du dessein politique qui lui avait inspiré le débat sur
l'"identité nationale". Le sens de ce débat a été d'emblée très clair :
un "blanchissage", une façon de ne pas assumer l'histoire dans son
ensemble, la "défécation" de toutes les impuretés que l'histoire de
chaque nation comporte forcément, pour bâtir une histoire artificielle
comme l'Italie a essayé de le faire ces dernières années. Ce débat a
fait un flop parce que, par bonheur, les Français ont de leur identité
une idée nettement plus noble que M. Sarkozy ne le pensait. Le
rapatriement des Roms mis en œuvre de façon si tapageuse, dans un
esprit de propagande, me semble socialement plus nocif que le débat sur
l'identité nationale ; et cela non seulement pour la France, mais aussi
pour le reste de l'Europe, parce qu'il est porteur de zizanie sociale.
Il inocule dans la tête des citoyens culturellement plus fragiles
l'idée que le malaise de société actuel, les problèmes
économico-sociaux les plus évidents – le chômage, les violences dans
les banlieues, l'impunité des grands groupes financiers et économiques,
les dépenses militaires, le désastre environnemental, bref l'énorme
insécurité que les citoyens ressentent en cette malheureuse période
historique – sont de la faute des Tziganes.
Désigner un bouc
émissaire est un vieux réflexe européen. Nul besoin d'avoir une
profonde culture pour savoir que le recours au bouc émissaire et le
racisme s'allient depuis toujours aux moments les plus difficiles que
traverse l'Europe : on commence par stigmatiser le plus pauvre, puis on
arrive aux juifs, aux Arabes, aux homosexuels, aux handicapés, aux
démunis, aux intellectuels, aux dissidents politiques. L'Italie
de Berlusconi a commencé avant M. Sarkozy. Le ministre de l'intérieur,
Roberto Maroni, membre d'un menaçant parti (la Ligue du Nord)
ostensiblement xénophobe et raciste (ses représentants invitent
publiquement à tirer sur les sans-papiers comme sur des lapins de
garenne) a lancé en 2008 un fichage pour relever les empreintes
digitales des enfants tziganes dans les camps, fichage qui a
malheureusement suscité peu de réactions dans les autres pays
européens. Dans le même temps, une campagne du gouvernement fondée sur
le "concept de sécurité" orientait le mal-être et le ressentiment de la
population italienne vers les Tziganes. L'Italie a réagi avec
indifférence, comme elle avait réagi avec indifférence aux lois
raciales signées par Victor Emmanuel III de Savoie en 1938. Des lois
qui permirent à la police de ficher tous les noms de famille des juifs
italiens, ce qui facilita grandement la déportation des juifs par
l'occupant nazi. Eh bien, nous ne voulons plus de fiches en Europe. Que ces lugubres ministres mettent en fiches leurs propres familles.
BANALITÉ DU RACISME
La
grande force du racisme est sa banalité. Le raciste, le xénophobe,
n'est pas un monstre sorti de notre imaginaire. Comme Hannah Arendt l'a
dit du nazisme, en évoquant "la banalité du mal", le raciste est
généralement un respectable père de famille qui, plein de bonnes
intentions, désire rééduquer ou "isoler" ces franges "irrégulières" de
la société qui sont "affreuses, sales et méchantes", pour imiter le
titre d'un célèbre film. Un des plus grands historiens
contemporains du racisme, George Mosse (Toward the Final Solution : A
History of European Racism, Ed. Howard Fertig, 1978), observe que le
racisme tend à devenir le point de vue de la majorité. Et que la
majorité tend à éliminer naturellement la minorité, parce que (et là se
trouve le tour de passe-passe logique que l'on constate aujourd'hui en
France comme en Italie) le racisme fait croire qu'on ne devient pas
criminel, mais qu'on l'est par naissance : est criminel celui qui
appartient à une certaine ethnie, indépendamment du délit qu'il a pu
commettre. Appartenir à cette catégorie est déjà un délit. Et de
fait, l'épouvantable loi Bossi-Fini sur l'immigration, élaborée par le
gouvernement Berlusconi, considère comme criminels ceux qui vivent en
Italie sans papiers. On ne finit pas en prison parce qu'on a commis un
crime, comme le voudrait le code pénal d'un pays démocratique, mais
pour un "méta-crime" : celui de n'être pas semblable aux autres. Que
le Conseil de l'Europe ait accepté cette loi, qui offense les droits de
l'homme les plus élémentaires et va contre la volonté exprimée par les
Nations unies, est le symptôme d'un vide juridique qui correspond
malheureusement au grand pas que l'Europe doit encore faire si elle
veut construire une solide idée de citoyenneté commune. Le problème est
qu'il existe un circuit pervers entre les institutions de l'Etat et la
politique : les politiciens sont l'Etat, mais ils placent au-dessus de
l'idée d'Etat le consensus électoral, la chasse aux votes, les
affaires. La crise de la démocratie, qui est aussi une crise de l'Etat,
consiste notamment en cela.
POPULISME
L'entretien
que le ministre français de l'intérieur, M. Brice Hortefeux, a donné au
Monde le 23 août 2010 est alarmant : on y retrouve à l'évidence le
populisme le plus bas, un volontarisme qui privilégie l'action sur la
réflexion, un mépris pour la culture et les intellectuels, c'est-à-dire
pour qui pense. Car ceux qui pensent (les philosophes, les
sociologues, les anthropologues, les juristes, bref les intellectuels)
se posent des questions et ont des doutes. C'est sur le doute que se
fonde la science, c'est sur le doute que se fonde la recherche de la
vérité. Une telle recherche est souvent difficile, parfois impossible,
mais dans le cas présent il ne s'agit pas de l'existence de Dieu ou de
l'origine des espèces. Cela fait une drôle d'impression
d'entendre un ministre de la France d'aujourd'hui, auquel on demande si
les critiques envers l'action musclée du gouvernement ne sont pas
embarrassantes, répondre : "Je vous invite à ne pas confondre le petit
milieu politico-médiatique parisien et la réalité de la société
française ! La sécurité est l'un des tout premiers droits. Ceux qui le
nient ne sont généralement pas les moins privilégiés. Vous êtes
aveuglés par le sentiment dominant des soi-disant bien-pensants, qui,
en se gargarisant de leur pensée, renoncent à agir. (…) Sur les
questions de sécurité et d'immigration, le message des Français au
printemps était limpide. Nous ne sommes ni sourds ni aveugles. Seul
Saint-Germain-des-Prés ne le comprend pas." Peut-être M. Hortefeux
pense-t-il que l'Eglise française, le pape, l'Union européenne et l'ONU
siègent tous à Saint-Germain-des-Prés ?