BHL, témoin inutile
La Justice a-t-elle vraiment besoin de Bernard-Henri Lévy ? Le sentiment de vérité et de justice aussi bien que l'institution judiciaire elle-même ? La question doit se poser puisque l'intellectuel préféré des médias, à la fois donneur de leçons, mondain et milliardaire, s'est multiplié à Lyon où il a été témoin - je corrige : Grand Témoin - dans le procès de presse intenté par la LICRA contre Siné et dans une affaire criminelle où il lui était demandé à toute force de convaincre que le crime était raciste. Dans cette double situation, BHL s'est employé à faire ce qu'on attendait de lui : utiliser son intelligence flamboyante, impérieuse et biaisée pour laisser croire qu'il était détenteur par essence du Vrai, du Juste et de l'Ethique, donc irréfutable ! J'espère qu'on saura lui résister.
Le singulier vaut pluriel
Les ministères publics apparemment n'ont pas succombé (Le Monde et Le Parisien) et la cour d'assises du Rhône, avec son jury populaire, n'a pas été conquise non plus. Sur le débat ayant opposé Philippe Val à Siné et, avec le premier, tous
les hémiplégiques de la liberté d'expression - ce qui est bon contre
Mahomet n'est pas tolérable pour Jean Sarkozy -, je n'aurais rien
désiré ajouter de plus que ce que j'avais déjà mentionné dans un billet
sur Siné et Le Monde.
Toutefois, comme Fernand Schir, le président du tribunal correctionnel
de Lyon, a bien voulu à ce sujet faire part de mon opinion à BHL -
j'estimais qu'on avait le droit de dénoncer un comportement singulier
mais que l'offense plurielle et globale aurait, elle, pu caractériser
le racisme ou l'antisémitisme - et que celui-ci a répliqué, je
m'autorise un commentaire. D'abord
je remercie mon collègue de m'avoir fait l'honneur, par son entremise,
d'apporter la contradiction à BHL. Ensuite, si j'ai esquissé cette
analyse, c'est avec la prudence et la retenue, le doute créatif qui
doivent imprégner toute réflexion véritable dans le domaine si
compliqué et incertain du droit de la presse. Il va de soi que je n'ai
jamais eu l'outrecuidance, parce que précisément je connaissais la
matière, d'émettre un avis péremptoire et indiscutable sur cette
polémique concernant Siné. Il me semble toutefois que j'ai ouvert une
piste sérieuse qui est de nature à favoriser la liberté d'expression.
Aussi, quelle n'a pas été ma déception en lisant la réaction du
philosophe qui s'est contenté avec assurance de signifier «qu'en cette matière le singulier vaut pluriel».
Le tour est joué. Tout est dans tout, l'unique vaut le multiple et
l'antisémitisme est partout. J'y reviendrai mais il m'apparaît que
c'est déjà une offense au combat légitime contre ce fléau que cette
désinvolture de la réponse, cette négligence hautaine dans
l'argumentation.
Question de principe ou solidarité de potes ?
Derrière
cette intervention de BHL à la demande de la LICRA, je vois moins
l'indignation de personnalités moralement affectées que la solidarité
d'une confrérie de copains contre "un type" qu'ils n'aiment pas, Siné.
Quel bonheur intellectuel j'ai savouré lorsque j'ai appris que notre
collègue parquetier lyonnais avait requis la relaxe au bénéfice de Siné
! Je me suis senti confirmé dans mon éloge judiciaire de la province
alors qu'à Paris, dans une instance opposant le même Siné à Claude
Askolovitch qui l'avait traité «d'antisémite», le ministère public n'a
pas hésité à requérir, au nom de la liberté d'expression, la relaxe du
second qui l'avait pourtant déniée au premier ! Je choisis la
cohérence lyonnaise. En attendant le jugement.
Déni de Justice ?
L'irruption de BHL dans l'espace judiciaire n'était rien à côté de
celle qu'il a opérée dans un débat criminel infiniment plus grave que
les excellents articles de Patricia Jolly, dans Le Monde, nous ont permis de suivre et de comprendre. Il est vrai que BHL s'était déjà commis, dans une chronique du Point en
date du 30 mars 2006, à dénoncer - comme s'il y était ! - le caractère
xénophobe du crime. A l'audience, il a fait bien davantage. Contre
beaucoup de témoignages, contre les dires de l'accusé lui-même, contre
la vérité, pour lui déplaisante, d'un crime qui n'était pas raciste, il
a proclamé le contraire au nom d'une argumentation perverse et grosse
d'infinis dangers pour tous les innocents de la pensée. Comme l'a
justement souligné l'avocat de l'accusé Garcia, «cette terrible théorie venant tout droit de Saint-Germain-des-Prés»
fait du silence une infraction. BHL, qui n'en était plus à une outrance
près, a osé dire que le refus de reconnaître la nature raciste du crime
constituerait «un déni de justice ». Ainsi, le Grand Témoin s'étant
prononcé, la cour d'assises n'avait qu'à humblement se soumettre à son
diktat ! Heureusement, le procureur général Viout a mis la vérité au
centre des débats et notre essayiste à sa place. En attendant l'arrêt
de la cour d'assises. Que la LICRA, faisant racisme de toute parole et de tout écrit - il
serait dramatique d'être en retard d'une indignation même si, avec
cette précipitation, on détruit une liberté républicaine fondamentale -
cite comme témoin BHL, c'est dans l'ordre préoccupant des choses. On ne
sait jamais, ce que son argumentation ne démontrera pas, sa réputation
peut-être l'établira. Mais que François Saint-Pierre, avocat de la
partie civile dans le procès criminel, ait jugé utile de faire venir le
philosophe au soutien de sa cause est beaucoup plus étonnant. Cela
permet de conclure que même un très grand avocat n'est pas totalement
libre dans cette terrible et éprouvante nasse qu'est la défense de
partie civile. Que venait donc faire BHL dans cette galère ?
Vérité judaïque ?
Quel
gain ce conseil brillant pouvait-il espérer de cette intrusion
incongrue et de cette dénonciation accusatrice à proportion de
l'ignorance de celui qui la proférait ? Car, enfin, que ce soit pour
l'audience correctionnelle ou pour la cour d'assises, quelle compétence
particulière avait ce Grand Témoin pour venir offrir ses prétendues
lumières ? Il n'était pas juriste, n'avait nulle légitimité pour
effectuer une analyse technique de l'écrit de Siné. Certes, comme il
l'a dit lui-même, il «pense»mais au risque de le désobliger, une
multitude de penseurs, d'intelligences n'ont pas cru nécessaire, au nom
de leur seule individualité d'être humain et de citoyen, de s'avancer
dans la lumière pour proclamer des certitudes aussi néfastes à la
démocratie qu'à l'équité et à la justice. D'où
viendrait alors à BHL cette audace de se croire sans cesse dépositaire
de l'universel, mandaté en permanence pour arbitrer et proclamer en
notre nom, fondé à décréter sans trembler un tel pur et tel autre
raciste ou antisémite ? Faut-il aller jusqu'à cette interrogation
risquée : parce que BHL est juif, il se déclarerait investi, bien plus
que quiconque, de la mission de séparer le bon grain de l'ivraie
et infiniment habile et avisé dans l'identification de l'un ou de
l'autre ? On aboutirait ainsi à un privilège qui serait octroyé à un
intellectuel non pas en raison de ce qu'il pense mais de ce qu'il est.
Quelle dérive que cette présomption si elle existe !
Le silence est une infraction
Ainsi, pour BHL, on est raciste ou antisémite parce qu'on affirme qu'on ne l'est pas. En effet, «le silence est une infraction».
Qui ne voit l'impressionnant rouleau compresseur de la liberté qui
risque de se mettre en branle ? Lorsque BHL répond à un journaliste,
qui lui demande «comment faire alors pour démontrer qu'on n'est pas raciste ou antisémite », que lui sait «qui est raciste ou antisémite »
et que les médias sont responsables de la vulgarité et de
l'effervescence qui accompagnent ses interventions, il demeure avec
complaisance dans le registre du totalitarisme personnel. Il impose,
par décret, son autorité intellectuelle et espère qu'elle tiendra lieu
de tout. Plus personne n'est à l'abri sur le plan du racisme et de
l'antisémitisme puisque nous sommes tous coupables de nous taire ou de
nous exprimer. Faire silence sur le pire, c'est l'admettre. Dire, c'est
forcément du racisme ou de l'antisémitisme. C'est Garcia l'accusé ou
Siné le polémiste honni. Notre juge, notre Grand Témoin, c'est BHL. Le
monde ainsi est bien ordonné qui l'a offert à ceux qui errent dans le
noir et qui n'ont plus qu'à s'en remettre à lui.
Peu de lucidité et tant d'ivresse
Il
n'y a pas de quoi rire. Si le judiciaire semble s'être sorti à son
avantage des avancées imprudentes de BHL, je suis stupéfié, en
revanche, par la complaisance médiatique. Il est vrai qu'au sujet de
BHL, on l'a souvent évoquée ; mais dans ces péripéties lyonnaises, elle
atteint son comble. Des journaux les ont narrées sans insister mais
pour décrire leur caractère à la fois ridicule et dangereux, personne
ne s'est levé. Il fait peur apparemment. J'admets ses puissances
secrètes, l'étendue de son emprise, les clientélismes qui s'abreuvent à
sa source, son aura indéniable et inquiétante. Il n'y a pas qu'en
économie que les «maîtres du monde » sont à craindre. Il suffit de
lire le récit de son cher ami Enthoven sur la vie festive et occulte de
BHL et de son épouse à Tanger pour percevoir qu'on ne fait pas le
poids, que les médias, pour la plupart, rampent parce qu'ils ne peuvent
pas faire autrement. Pas tous les médias heureusement, mais si peu
de lucidité pour tant d'ivresse. Un article à la fois informé et d'une
pertinente distance critique de Fabrice Arfi dans Mediapart. Un billet
percutant de Philippe Cohen dans Marianne 2
qui éclaire la contradiction entre le soutien à Salman Rushdie et la
chasse à Siné. C'est tout. Je songe à Marguerite Duras qui, en dépit de
son génie, ne s'était jamais vraiment remise de son «forcément
sublime» au sujet de Christine Villemin que son intuition erratique
sentait coupable. Ce qu'elle a subi, le ridicule qui l'a atteinte, le
discrédit dont elle a été victime, BHL, pour bien plus, en est toujours
indemne. Pourquoi ?
BHL plus fort que les politiques
Je
ne méconnais pas la difficulté du parler libre, du parler vrai. Une
récente expérience télévisuelle m'a fait percevoir qu'on vous y incite
mais à condition de demeurer dans les limites subtiles qu'on
devrait savoir appréhender avec finesse. Et ce n'était pas mon
cas. Dans les débats, il y a des participants «plus égaux» que
d'autres auxquels il convient de ne jamais toucher. J'imagine, devant
la difficulté et le malaise d'un débat apparemment facile, spontané et
sans entrave, les problèmes suscités par la mise en cause et la
démythification d'une personnalité comme celle de BHL. Beaucoup plus
dur que de sortir de la connivence politique. Je constate et je
regrette. Pourquoi, tout
de même, BHL demeure-t-il une référence même quand il se trompe, un
exemple même quand il faillit, une omniprésence, même quand il lasse
ou irrite ? La Justice va peut-être la première limiter un
peu cet inexplicable état de grâce, cette propension à se croire
partout nécessaire. Cette anomalie dans un monde qui prétend détester
les idoles.
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