De la grande politique
Quelle que soit la part que prennent,
dans la grande politique, l'intérêt et la vanité des individus comme
des peuples : la force la plus vivace qui les pousse en avant est le
besoin de puissance, qui, non seulement dans l'âme des princes et des
puissants, mais encore, et non pour la moindre part, dans les couches
inférieures du peuple, jaillit, de temps en temps, de sources
inépuisables. L'heure revient toujours où les masses sont prêtes à
sacrifier leur vie, leur fortune, leur conscience, leur vertu pour se
procurer cette jouissance supérieure et pour régner, en nation
victorieuse et tyranniquement arbitraire, sur d'autres nations (ou du
moins pour se figurer qu'elles règnent). Alors les sentiments de
prodigalité, de sacrifice, d'espérance, de confiance, d'audace
extraordinaire, d'enthousiasme jaillissent si abondamment que le
souverain ambitieux ou prévoyant avec sagesse, peut saisir le premier
prétexte à une guerre et substituer à son injustice la bonne conscience
du peuple. Les grands conquérants ont toujours tenu le langage
pathétique de la vertu : ils avaient toujours autour d'eux des masses
qui se trouvaient en état d'exaltation et ne voulaient entendre que des
discours exaltés. Singulière folie des jugements moraux ! Lorsque
l'homme éprouve un sentiment de puissance, il se croit et s'appelle
bon : et c'est alors justement que les autres, sur lesquels il lui faut
épancher sa puissance, l'appellent méchant !
Nietzsche - Aurore, Livre troisième